06/02/2021
Jing Wei 經 纬 ,
Chaîne 經 et Trame 纬
Par Simon Richard
Dans son ouvrage “Classical chinese medicine”, Le Prf Liu Lihong affirme que le Shanghan Lun, bien que considéré comme un "Lun" (论 traité) doit selon lui être considéré comme un Jing (經 classique).
Avant de comprendre ce qui distingue ces deux appellations et ce qu’elles impliquent, il convient de comprendre dans quoi la médecine chinoise prend racine. En tant que science traditionnelle, ce domaine particulier qu’est la médecine a pour caractéristique principale de fonder ses applications sur des principes (li 理), principes métaphysiques immuables par définition car se situant au delà des configurations du temps et de l'espace, et c’est là ce qui la distingue le plus nettement de la médecine moderne. En vertu de cela, la tâche du médecin envisagée selon une perspective traditionnelle, n'est pas d'inventer quelque chose de nouveau pour se faire gloire de la paternité d'une idée en la brevetant de son nom (comme le font les occidentaux modernes conformément à la pensée individualiste qui les anime) , mais d’approfondir leur connaissance des principes afin d'en tirer les applications les plus conformes et les plus valables qui soient.
C'est la raison pour laquelle Sun Simiao, célèbre médecin taoïste de la dynastie tang a certainement pu dire de façon péremptoire : "[Celui] qui ne connaît pas le Yi [Jing] ne peut être considéré comme un grand médecin." car c'est précisément de ce livre que la tradition chinoise tire en premier lieu ses applications diverses ( astronomique, physiologique, doctrinale, sociale, etc..) fondant ainsi un large spectre de sciences traditionnelles, toutes fondées sur la base des principes métaphysiques inscrits dans cet ouvrage. En effet, il semblerait que les grands médecins, ceux qui ont véritablement joué un rôle en faveur du bon développement de leur domaine, se sont bien plus souvent attachés à dépouiller leur science des erreurs d'interprétations commises par leurs contemporains ou par certains de leurs aînés, que de prétendre à tout prix à l’invention de quelques concepts originaux. A ce titre on peut citer cette phrase très significative de Huang Yuan-Yu, qui écrit dans son ouvrage le Si Sheng Xin Yuan : “Bien que les transformations des méridiens soient nombreuses, elles se bornent toujours aux 6 Qi. Après [les dynasties] Wei et Jin, cette signification n’a décidément plus été comprise. Les méthodes des sages ancêtres, sont un fil qui n’a pas été transmis, elles ont décliné jusqu’à aujourd’hui, je ne pourrais pas supporter d’en être responsable.” Ce qu’on reconnaît en revanche chez les meilleurs d’entre eux, et ce de façon systématique, c'est cette abnégation à affiner le plus soigneusement possible leur connaissance du principe et des mystères qu'il recèle par une attitude humble à l’égard de celui-ci. Par exemple Zheng Qin-an à qui l’on prête, à raison sous certains aspects, des théories "novatrices", n'a lui-même, si l’on s’en réfère à l’un de ses fameux ouvrages le Yili Zhenchuan, jamais prétendu être un novateur. Il s'est en revanche attaché à restituer avec une grande acuité, ce qui selon lui, a été perdu par les écueils et autres interprétations erronées de quelques médecins postérieurs à Zhang Zhong-jing et à son traité. Il était par conséquent, très dévoué aux grands textes classiques oú sont exprimés symboliquement les vérités métaphysiques, comme en témoigne un de ces passages tiré de sa préface du Yili Zhenchuan " Je suis de Linqiong une ville dans le sud de la province de Shu, j'ai déménagé à Chengdu, la capitale de la province pour y étudier la médecine avec le Maître Liu Zhi-tang qui m'a enseigné le Huangdi Neijing, le Yi Jing, le Faîte Suprême (Tai Ji) et l'essence de la création des formules et de la fondation des méthodes de Zhang Zhong Jing. Je me suis concentré sur cela pendant plus de vingt années, avant de comprendre le principe d'Unité du Yin et du Yang du corps humain et la beauté de la création des formules et des méthodes léguées par Zhang Zhong-jing." Zheng Qin-an admet par là, la subordination de sa personne et par extension sa dévotion aux principes (li 理) inscrits dans les grands textes classiques "Jing". Ce n'est pas là l'attitude de quelqu'un qui veut "casser les codes" ou "révolutionner la médecine" mais bien celle d’une personnalité humble qui déplore l'égarement de quelques médecins, en dénonçant par les erreurs qu’il relève de leurs pratiques, ce qu'il appelle lui même "la médiocrité au sein de la médecine".
Ceci étant dit, qu'est ce qu'un Jing ou un classique ? Pour comprendre ce qu’est un Jing, il faut reprendre son idéogramme 經 ou figure à droite un métier à tisser sur lequel sont tendus 3 traits verticaux représentants les fils de la chaîne. Ce qui peut sembler à première vue anodin est en fait hautement symbolique et mérite toute notre attention pour comprendre le sujet que nous tentons d'élucider. L’allusion au tissage est un de ces symboles que l'on retrouve dans de nombreuses traditions. En effet, le tissage est l'opération par laquelle le fil de la trame, horizontal et mouvant, rencontre à de multiples reprises le fil de la chaîne, vertical statique et donc immuable, formant ainsi la croix par l’opération de leurs entremêlements (symbole de la réalisation spirituelle du point de vue métaphysique). Le Jing, c'est la chaîne du métier à tisser, c'est à dire que c'est le savoir révélé, immuable, indiscutable et qui fait autorité, il fait office de support sur la base duquel s'articulent les réflexions plus ou moins contingentes selon la finesse d’esprit de celui qui les formules. C'est ce que symbolise la verticalité de ce fil qui n'est pas soumis au changement, contrairement au fil horizontal, qui lui, y est en revanche soumis par ses allées et venues. Les fils de la trame prennent appui sur ceux de la chaîne pour former ce que l’on nomme l'armure, en passant successivement au-dessus ou au-dessous des fils de la chaîne suivant le résultat escompté. C'est donc ce fil et lui seul qui est sujet aux variations et aux changements. Rapportés à la médecine chinoise, les "Jing" que sont par exemple le Nei Jing et surtout le Yi Jing constituent symboliquement la chaîne du métier à tisser, et à plus forte raison le support, car ils sont dépositaires et renferment les principes (Li) de la médecine. Ils font donc autorité en ce domaine. Le Shanghan Lun comme le Pi Wei Lun ou le Jingyue Quanshu par exemple sont des textes de la trame (wei 纬), car ils sont le produit de réflexions s'exerçant sur les données inscrites dans les textes de la chaîne (Jing 經). Dans la préface de son Shanghan Lun, Zhang Zhong-jing aurait écrit ceci " Si l'on observe les médecins de nos jours, ils n'apprennent plus [le sens des classiques], ne réfléchissent plus [au sens des classiques] et ne recherchent plus dans le sens des classiques. Mais ils exhibent leurs prétendues connaissances, qu'ils ont chacun reçues de techniques familiales et, du début à la fin, ils se conforment à des [pratiques] vétustes." Le terme “vétuste” est ici particulièrement approprié car il définit une pratique usée par le temps, tombée en désuétude car coupée de ses principes, comme une plante vient à mourir lorsqu’elle est coupée de ses racines. En effet les principes étant immuables et donc hors du temps, toutes les applications qu’on est susceptible d’en tirer, si tant est qu'elles soient correctes, ne peuvent en subir les altérations et c’est bien là, la marque de leur légitimité.
C'est la raison pour laquelle plus de 1800 ans après sa rédaction, le Shanghan Lun et à plus forte raison le savoir qu’il renferme, reste d'une actualité remarquable, et que la médecine chinoise est toujours d'usage aujourd'hui malgré les vertigineux progrès techniques de la science moderne. Elle le restera tant qu’elle ne perdra pas de vue l’étoile unique du principe, tant qu’elle ne se travestira pas totalement pour satisfaire les exigences prosélytes de l’esprit d’analyse et de division occidental. Zhang Zhong-jing dit aussi qu'il s'est référé aux grands textes classiques (Jing) pour fonder son ouvrage, ainsi il indique la subordination de son œuvre aux textes de la "chaîne". Car son ouvrage est essentiellement une application synthétique, il est même l'application synthétique par excellence car d'une virtuosité inégalée, des principes contenus dans les classiques. Communément on inclut le Shanghan Lun dans les 4 grands classiques de la médecine chinoise que sont le Nei Jing le Nan Jing le Bencao Jing et le Shanghan Lun. Bien que cela puisse sembler partiellement juste en vertu de ce qui a été dit plus haut, ce n'est pas non plus étonnant si l'on sait la portée qu'a pu avoir ce texte dans l'histoire de la médecine chinoise, et surtout si l’on sait qu’il fut inspiré de bien d’autres classiques qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous. En cela, le Shanghan Lun recèle un savoir précieux et en est jusqu’à ce jour, bien que sous une forme plus ou moins hermétique et dédié à l’application clinique, le seul dépositaire (ou un des seuls si l’on considère le Fu Xing Jue comme étant constitué d’éléments provenant du Tang Ye Jing Fa). Il est l’oeuvre d’un sage qui a compris les classiques, il est l’exemple à atteindre comme l’atteste cette phrase de Huang Yuan Yu “Si le médecin connaît la croissance et la décroissance de la sécheresse et de l’humidité, alors il pourra monter les marches du palais mystérieux de Zhang Zhong-jing”. Pour conclure, on peut dire que c’est ce concours de circonstances qui confère au Shanghan Lun la légitimité d’un "Jing", mais s'il doit être considéré comme tel, c’est seulement par un admirable reflet en quelque sorte, des connaissances qu’il transmet par le biais de ses applications cliniques.
Bibliographie :
Zhang Zhong-Jing traduit par Abel Glaser - Shanghan Lun, édition Liang shen
Zhang Qin-An traduit par Abel Glaser - Yili Zhenchuan, édition Liang shen
Huang Yuan Yu traduit par Abel Glaser - Si Sheng Xin Yuan, édition Liang shen
René Guénon - le symbolisme de la croix, édition Véga
René Guénon - La grande Triade, édition Gallimard
Matgioi - la voie métaphysique, édition Mad
Liu Lihong traduit par Gabriel Weiss, Henry Buchtel, Sabine Wilm - Classical chinese medicine, édition CUHKPRES