Eclairages sur guizhi et sur la formule Dang Gui Si Ni Tang de Zhang Zhong-jing
Par Frédéric Breton,
Institut Liang Shen de Médecine Chinoise
Nota Bene : afin de rendre le contenu de cet article plus compréhensible au profane ou tout du moins au lecteur non professionnel pour lequel les termes spécifiques de la médecine chinoise ne sont pas familiers, nous avons ajouté une annexe explicative à la fin de l'article.
On dit souvent que Dang Gui Si Ni Tang est une formule issue de Gui Zhi Tang au motif de la présence de guizhi et de shaoyao, et donc que la formule est en partie une formule de taiyang car il y a à l’intérieur guizhi et shaoyao. On pourrait ainsi en déduire que cette formule est pour une maladie combinée de jueyin et de taiyang. Cependant lorsqu’on lit l’essentiel concernant cette formule, y a-t-il crainte du froid avec transpiration dans le syndrome de Dang Gui Si Ni Tang ? Non. Y a-t-il céphalée ? Non. Y a-t-il fièvre ? Non ; Il y a seulement « inversion froide des mains et des pieds avec un pouls fin (xi) et sur le point de disparaître » (Shanghan Lun, article 351).
Comment alors peut-on prétendre que Dang Gui Si Ni Tang correspond à une maladie combinée de taiyang et de jueyin ? On peut se poser la question. On pense habituellement que c’est parce que guizhi chasse le froid de la surface et qu’il harmonise le wei et le ying avec shaoyao. Vraiment, est-ce que guizhi peut faire cela ? On sait que non, que ce n’est pas le couple guizhi et shaoyao qui harmonise wei et ying dans Gui Zhi Tang, mais plutôt shengjiang et dazao (ceci est clairement expliqué par les principaux commentateurs du Shen Nong Ben Cao Jing).
On peut alors vraiment se demander quelles sont véritablement les fonctions de guizhi et de shaoyao dans Dang Gui Si Ni Tang, ceci afin de mieux comprendre Gui Zhi Tang. Au sujet de shaoyao, le commentaire de Chen Xiu-yuan dit : « Au printemps shaoyao produit des bourgeons rouges, elle reçoit le qi du bois de jueyin et traite le foie. Elle fleurit entre le troisième et le quatrième mois, elle reçoit le qi du feu de shaoyin et traite le cœur.» Le cœur gouverne le sang, le foie stocke le sang, ainsi on observe que shaoyao reçoit le qi du bois et traite le foie d’une part, elle reçoit aussi le qi du feu et traite le cœur d’autre part. Lorsque l'on dit habituellement que guizhi engendre le mécanisme de la sudorification, il ne faut pas s'arrêter là ; en vérité, guizhi nait du centre de l’eau de shaoyin, se manifeste au bois de jueyin et peut ainsi l’engendrer, c’est sa signification dans l’ensemble du Shang Han Za Bing Lun, c’est aussi la raison essentielle pour laquelle il peut traiter l’eau froide de taiyang. Guizhi nait au centre de l’eau de shaoyin, c’est pourquoi il est dit qu’il y a un « pouls fin (xi) et sur le point de disparaître », car on sait que le pouls fin (xi) est un symptôme du canevas de la maladie de shaoyin (Shanghan Lun, article 281). Malheureusement on croit encore que guizhi c’est pour taiyang alors que c’est pour jueyin ; Tao Hong-jing écrit dans Le Fu Xing Jue (辅行诀) : "Les [herbes] de saveur piquante appartiennent toutes au bois, gui[zhi] correspond au maitre [c'est à dire au bois du bois], huajiao correspond au feu [du bois], [shengjiang ou gan]jiang correspond à la terre [du bois], xixin correspond au métal [du bois], et fuzi correspond à l'eau [du bois]".
En ce qui concerne Gui Zhi Tang, est-ce que guizhi va pouvoir pousser l’eau de taiyang si le qi du bois de jueyin est faible ou si le feu au centre de l'eau de shaoyin est insuffisant? Certainement pas. Si on prend une décoction de guizhi seule, quelles sont les manifestations à la surface ? Aucune. Par contre, on sait qu'elle peut provoquer des vomissements en cas d’excès du bois de jueyin (cf. Shanghan Lun, article 17). Si on prend une décoction de shengjiang seul, quelles sont les manifestations à la surface ainsi qu’au poumon de taiyang ? Il y en a certainement et il peut même y avoir une certaine transpiration. Ainsi même dans Gui Zhi Tang Zhang Zhong-jing prend guizhi pour jueyin et shengjiang pour taiyang et non pas guizhi pour taiyang et shengjiang pour taiyin ; on le sait en regardant Li Zhong Wan (car dans Li Zhong Wan il y a ganjiang pour réchauffer la terre et renshen pour nourrir le yin de la terre humide, mais il n’y a pas shengjiang). Est- ce qu’on dit alors que Gui Zhi Tang est une formule pour une maladie combinée de taiyang et de jueyin au motif que guizhi « pousse » le shengjiang à ouvrir la surface de taiyang depuis le bois de jueyin? Non. Est-ce qu’on peut dire que Gui Zhi Tang est une formule de jueyin au motif que shaoyao régule le ying de la surface depuis le bois de jueyin ? Non plus. Pourquoi alors pourrait-on dire de Dang Gui Si Ni Tang qu’elle serait une formule pour une maladie combinée de taiyang et de jueyin. Est-ce que le froid inversé des mains et des pieds est un signe de taiyang ? Non. Cela n’a pas de sens.
En vérité, Dang Gui Si Ni Tang est une formule totalement consacrée au déploiement du bois de jueyin, même si elle prend sa source au centre de l’eau de shaoyin et trouve son aboutissement à taiyang. Ceci est conforme au premier aspect de la vertu du bois (木曰曲直) qui est le redressement.
Au final, ce qui distingue Gui Zhi Tang et la maladie de taiyang de Dang Gui Si Ni Tang dans la maladie de jueyin c’est - bien qu’il y ai guizhi et shaoyao dans les deux formules – que dans Gui Zhi tang, il y a shengjiang mais il n’y a pas danggui et que dans Dang Gui Si Ni Tang il y a danggui mais il n’y a pas shengjang.
L’autre aspect de la vertu du bois est le repliement et c’est ce à quoi se consacre Wu Zhu Yu Tang. C’est pourquoi dans Dang Gui Si Ni Tang, il y a guizhi mais il n’y a pas shengjiang, et c’est pourquoi dans Wu Zhu Yu Tang, il y a shengjiang mais il n’y a pas guizhi.
Si on attribue une forme partielle de la maladie de taiyang à Dang Gui Si Ni Tang, pourquoi ne classe-ton pas alors carrément Wu Zhu Yu Tang dans les maladies dégradées de taiyang car il y a céphalées et la présence de shengjiang qui appartient au métal de taiyin (c’est à dire au système de taiyang) ? On peut se poser la question. C’est simplement parce que wuzhuyu appartient au bas de jueyin, et shengjiang conduit l’eau céleste de taiyang vers le bois yin de jueyin (c'est ainsi qu'il peut y avoir résorption de crachats ou de salive écumeuse, cf. Shanghan Lun, article 378). C’est donc totalement une formule pour le recourbement du bois de jueyin et la reception de l’eau froide de taiyang, c’est pourquoi elle traite aussi la révolte (ni) dans les maladies de yangming et de shaoyang avec vomissements.
A l’instar de wuzhuyu, il convient alors de se poser la question de danggui dans Dang Gui Si Ni Tang. D'après le Shen Nong Ben Cao Jing danggui traite le « froid logé à la face interne de la peau, la sensation de froid comme si on était arrosé » et les troubles de la femme, c’est à dire les troubles du sang. Ici, en ce qui concerne le sang, s’il y a froid c’est le cœur, s’il y a infertilité c’est le foie. Danggui nourrit le bois yin engendré par shaoyao, c’est une plante pour le bas de jueyin qui est le foie et pour le haut de jueyin qui est le cœur (i.e. le gouverneur du coeur, xin zhu), c’est pourquoi il y a guizhi et danggui pour le sang et le feu ministre du cœur qui est le haut de jueyin.
Enfin si on prétend que Dang Gui Si Ni Tang doit correspondre en partie aussi à une maladie de taiyin, alors il devrait y avoir renshen et ganjiang qui sont le yin et le yang de Li Zhong Wan. Or dans Dang Gui Si Ni Tang, il n’y a pas ces deux produits.
Dans Wu Zhu Yu Tang, il y a renshen mais il n’y a pas ganjiang ; dans Wu Mei Wan il y a renshen et il y a ganjiang. L’une signifie l’irrigation et la nutrition de la terre de taiyin ; l’autre signifie le réchauffement de la terre humide de taiyin, ce qui ne signifie pas que ce sont spécifiquement ou partiellement des formules pour la maladie de taiyin, mais que la maladie de jueyin inclus en son sein les systèmes de shaoyin et de taiyin (taiyin et shaoyin ont respectivement deux et quatre heures en commun avec jueyin).
Avec Wu Mei Wan et Wu Zhu Yu Tang Zhang Zhong-jing réfère ainsi aux deux principes de traitement de taiyin : le drainage /irrigation de l’eau et le réchauffement de la terre. Avec Dang Gui Si Ni Tang, il indique la source de la production du sang qui est la Terre de taiyin avec l’usage de danggui qui est de saveur douce. Tant du point de vue de la catégorisation que de la clinique en pratique, cela n’en fait pas pour autant une formule de la maladie de taiyin ni une formule de la maladie combinée de la maladie de taiyang et de taiyin.
Il y a encore le renversement froid des mains et des pieds. A propos de Dang Gui Si Ni Tang, Zhang Zhong-jing prend soin d’indiquer les quatre caractères « 手足厥寒,shǒu zú jué hán, renversement froid des mains et des pieds » (article 351) alors qu’on peut tout à fait économiser l'écriture deux caractères en écrivant 肢 厥 (inversion [froide] des quatre membres) et renvoyer ainsi directement à taiyin et aux quatre membres. Il faudrait donc sans nul doute considérer ces quatre caractères aussi comme une indication de l’appartenance des mains et des pieds à la sphère du système de jueyin.
*
* *
Annexe explicative
Les explications qui suivent sont destinées au lecteur curieux qui ne serait pas familier du vocabulaire spécifique de la médecine chinoise. Toute vulgarisation est par essence restrictive, aussi nous avons tenté de définir globalement et succinctement ici les principaux termes de la médecine chinoise utilisés dans cet article.
Dang Gui Si Ni Tang est une fameuse formule de plantes de la médecine chinoise, surtout connue pour soigner les extrémités froides comme le syndrome de Raynaud, les douleurs abdominales, les céphalées vasculaires. En réalité, elle a de nombreuses autres applications cliniques : en gynécologie, dans le traitement des maladies cardio- vasculaires, en andrologie, en rhumatologie et en gastro-entérologie.
Gui Zhi Tang est sans doute la formule la plus renommée de la médecine chinoise. C’est elle qu’on étudie en premier lorsqu’on aborde l’apprentissage de la pharmacopée chinoise. A l’origine, cette formule est conçue pour traiter l’état fébrile, le rhume, le coup de froid. De nos jours la majorité des praticiens limitent l’usage de cette formule à cela et souvent elle n’est pas prescrite. Pourtant ses applications sont bien plus vastes : cardiopathies diverses, asthme et troubles allergiques du système respiratoire, gastrites, entérites, dermatoses et allergies cutanées, douleurs articulaires, etc.
Gui Zhi (Ramulus Cinnamomi) est le rameau de la branche du cannelier. Cette plante est surtout connue pour traiter le coup de froid, l’état fébrile et parfois les douleurs articulaires ou musculaires de la nuque et des épaules. De nos jours, elle est rarement utilisée par la majorité des praticiens. Mais si on observe les ordonnances des médecins les plus prodigieux aujourd’hui en chine, on voit qu’elle y est présente 7 à 9 fois sur 10 !
Sheng Jiang (Rhizoma Zingiberis Recens) est le gingembre frais, il favorise la transpiration, stoppe les vomissements et les nausées, calme la toux et neutralises certaines toxines alimentaires.
Wu Zhu Yu (radix evodia) est la plante principale de la formule Wu Zhu Yu Tang qui peut traiter les vomissements secs ou les crachats importants de salive écumeuse ainsi que certaines céphalées. Cette formule a des applications dans les domaines des maladies gastriques spasmodiques, en ophtalmologie et pour certaines maladies de l’encéphale. Wu Zhu Yu (radix evodia) est aussi totalement une plante pour désobstruer la sphère du « foie » (peu ou prou le système de jueyin) et de la rate (le système de taiyin) ; à ce titre elle peut traiter les stérilités ou la difficulté de conception, l’endométriose, les dysménorrhées, etc… dans un contexte de « froid » logé dans la profondeur du foie et dans l’appareil reproducteur. C’est la première plante citée dans Wen Jing Tang qui est une fameuse prescription de gynécologie.
Zhang Zhong-jing ( 张 仲 景 - 150 à 219) est l’auteur du Shang Han Za Bing Lun (traité des maladies dues au froid et des maladies diverses). Certains disent qu’il n’aurait pas existé, d’autres prétendent qu’il était doté de capacités innées prodigieuses, voire visionnaires. On lui attribue des capacités cliniques extra-ordinaires. Il n'en reste pas moins que son nom est aujourd’hui considéré comme celui d’un sage ou d’un saint, tout au moins d'un médecin hors-norme.
Le Shang Han Za Bing Lun (traité des maladies dues au froid et des maladies diverses) est un des quatre grands ouvrages classiques de la médecine chinoise. Originellement perdu, on en a retrouvé des copies qui ont à nouveau été perdues, puis retrouvé d’autres, etc. Bref, l’histoire archéologique de ce texte n’a rien à envier aux aventures d’Indiana Jones !
Pour des raisons historiques et archéologiques ce texte a été divisé en deux ouvrages : le Shang Han Lun (traité des blessures dues au Froid) et le Jin Gui Yao Lue (Précis du coffre d’or) traitant de la partie « Za Bing » (maladie diverses) du Shang Han Za Bing Lun. C’est un texte complexe, relativement difficile d’accès et qui laisse encore aujourd’hui de nombreuses interrogations.
Le Shang Han Lun traite donc des maladies dues au Froid. Pour beaucoup il s’agit simplement d’un ouvrage traitant des divers aspects et tranformations que peut prendre une maladie de type « coup de froid » ou une maladie fébrile. En réalité, ce texte va bien plus loin et aborde de nombreuses maladies et concepts pathologiques internes concernant les organes, les méridiens, les tissus, les fonctions, les « climats » internes du corps ; tout cela dans un ensemble que l’on nommera « six systèmes » (l’eau froide de taiyang, le métal sec de yangming, le feu ministre de shaoyang, la terre humide de taiyin, le feu véritable et le feu feu empereur de shaoyin et enfin le bois vent de jueyin).
En effet, le concept de « froid » dans le système médical que propose Zhang-Zhong-jing ne doit pas seulement être entendu comme une énergie pathogène de type froid, mais plutôt comme « quelque chose qui dans l’organisme est arrêté à une frontière », et qui perturbe, ralenti ou exacerbe les fonctions physiologiques. Ne serait-ce pas là une possibilité de définition de la maladie ?
Institut Liang Shen de Médecine Chinoise
Boulevard de la Tour , 4
1205 Genève